• Aconcagua 1983

    Sur le toit des Andes, L'Aconcagua (6959m)

      

      Aconcagua 1983

     

    Journal de l’expédition FREI, Janvier 1983

    Participants : Eric Frei (47), Caroll Frei (17), Stéphane Frei (19), Aret Migirdiyan (19)

    (Photos: E. Frei)

     

    Mercredi 12 janvier

     Départ de notre expédition de Buenos Aires en train à 21h00 pour Mendoza. Après avoir préparé les sacs de montagne, fabriqué nos sacs de duvets, et avoir réglé les derniers préparatifs, notre ami Nico, le coiffeur du rez-de-chaussée, nous amène, ma sœur Caroll et moi, à la gare de Retiro avec l’essentiel du matériel de l’expédition. Arrivés sur le quai, nous chargeons les affaires dans le train. Il est 20h50. Et toujours aucune trace des autres membres de l’expédition ! Nous voilà dans de beaux draps ! L’attente commence à être longue, et il va très bientôt falloir prendre une décision. Faut-il tout redescendre ? Rien que cette idée me fait monter la moutarde au nez…Quant soudain au bout du quai, nous apercevons Aret et mon père qui courent le long du train en évitant tant bien que mal les badauds restés à quai. Il est temps, le sifflet du contrôleur retentit et le train s’ébranle lentement alors qu’ils ne sont pas encore assis ! Il s’en est fallu de peu…Fichtre ! Tout essoufflés, ils prennent place et nous racontent leur petite histoire.Aconcagua 1983

    Apparemment, ces deux guignols ont raté le train banlieusard de Lissandro de la Torre. En fait c’est le train qui ne les a pas attendus. Classique. Le suivant arrivant à 21h00 à Retiro, heure de départ du nôtre, ils ont eu la bonne idée de sauter dans un taxi ! « Rien ne sert de courir, il faut savoir partir à temps ». Mon père je crois n’a jamais compris le sens de cette petite phrase!

      

    Aconcagua 1983Et le train part pour Mendoza. L’aventure peut commencer. Cela faisait bien longtemps que j’en rêvais. Quittant définitivement l’Argentine pour l’Europe, je ne pouvais pas rater l’occasion de faire un petit tour sur le toit des Andes.

    Le voyage est long et pénible, arasant. Nous sommes les uns sur les autres, au milieu du matériel. Le cauchemar. Les arrêts se succèdent et nous n’y sommes pas encore…Une nuit…

     

    Aconcagua 1983

      

    Jeudi 13 janvier

     Une journée et une bonne soirée plus tard, terminus…Tout le monde descend.

     Nous arrivons à Mendoza à 21h50, après près de vingt cinq heures de trajet à travers l’immensité de l’Argentine. Que de paysages ont défilé sous nos yeux fatigués.

    Après avoir débarqué le matériel sur le quai, mon père et moi partons en taxi en direction du stade de football afin d’obtenir le permis d’ascension, document indispensable pour envisager de grimper à l’Aconcagua. Arrivés au stade, et après un tour et demi autour de celui-ci, nous trouvons des jardiniers qui nous renseignent. En arrivant au secrétariat, un dénommé Dominguez, personnage très sympathique au demeurant, nous accoste et nous facilite l’établissement des formalités administratives. L’affaire réglée, nous retournons à la gare retrouver Caroll et Aret, et les découvrons endormis sur les bagages. Nous louons un taxi de marchandises qui nous transporte jusqu'au terminal des bus régionaux. Nous entreposons le matériel de l’expédition à la consigne et filons prendre un verre bien mérité. Non sans mal, nous arrivons à nous faire servir des bières panachées.

    Les billets de bus pour Puente del Inca en poche, nous profitons d’un peu de répit avant le départ pour la cordillère pour faire les dernières emplettes (piles, sacs plastiques, etc). Nous partons ensuite en ville de Mendoza pour dîner. Dans une ruelle, nous demandons notre chemin dans un magasin de pièces de rechanges pour automobiles. Nous recherchons le siège du Club Andino de Mendoza. Le gérant, par le plus grand des hasards en est membre et nous discutons de montagne. Puis après un moment de causette, il nous tend le journal « Los Andes » du jour. Celui-ci annonce en première page la mort d’Alejandro Castro, notre ami de montagne avec lequel nous avions fait une partie de l’ascension du « Plata » en avril 1982. L’article relate les faits sinistres qui nous bouleversent. Alejandro et 5 autres montagnards de Buenos Aires envisageaient l’ascension de la paroi Sud de l’Aconcagua. Pour s’acclimater et peaufiner leur entraînement, ils étaient partis à la paroi Sud du Vallecito. Après une ascension victorieuse, ils ont escaladé la paroi Sud du Plata et pensaient la descendre puis la gravir une deuxième fois dans la foulée. Le journal précisait que l’accident était survenu à la descente de la paroi sud, sur l’arrête sommitale. Les membres de l’expédition descendaient sans cordes de sécurité car la voie semblait facile. Mais Alejandro glissa et fit une chute de 600 m dans la paroi Sud. Son corps n’a toujours pas été retrouvé. Ses compagnons abandonnèrent l’expédition à la suite de ce tragique accident.

    Perdus dans nos pensées, le gérant du magasin nous emmène en voiture au Club Andino de Mendoza, où nous retrouvons Gustavo Glixmann et Abeledo, deux membres de la malheureuse expédition d’Alejandro Castro. Ils nous racontent en détail les évènements, bien mieux que ne le fit le journal.

    Après une projection de diapositives splendides d’escalade dans le Yosémite, nous partons dîner au « Royaume de la milanaise ». Les tranches de viande servies dans cet établissement dépassent de 15 cm de chaque côté de l’assiette ! La démesure Argentine…C’est notre dernier vrai repas civilisé avant longtemps. Nous nous gavons de montagnes de frittes et de flans au caramel.

    A 1h et demi du matin, nous retournons au terminal des bus et nous nous couchons dans la pelouse devant le bâtiment. Vers 3h du matin, alors que nous dormons du sommeil du juste, l’arrosage automatique se déclenche et une pluie nourrie nous réveille en sursaut ! Mon père à juste le temps de sauter sur la buse la plus proche et la couvrir de ses mains avant que nos sacs de couchages ne soient inondés. A moitié endormis, nous fuyons cet endroit dans des éclats de rires indescriptibles. Un grand moment de bonheur ! Finalement nous finissons la nuit dans le terminal, à même le sol sous les guichets.

     

    Vendredi 14

    Aconcagua 1983Le bus quitte Mendoza à 06h00 du matin. Nous chargeons tout l’équipement et partons pour Puente del Inca. En arrivant à Uspallata, nous avalons un petit déjeuné, déposons le permis d’ascension au poste de police, et le bus repart pour son périple dans les Andes jusqu’à Puente del Inca. A l’arrivée, nous discutons avec un loueur de mules, Sr Grajales, qui nous demande 84 $ US pour une mule. Il est fou ce voleur ! Il ne nous reste plus qu’à imaginer les mules…

      

    Aconcagua 1983

    La vallée de Puente del Inca

      

    Le bus nous dépose à la bifurcation du chemin qui mène à la lagune « los horcones ». Là nous préparons notre matériel pour les convoyages, répartissant les charges dans les sacs à dos lorsqu’une voiture arrive sur la piste. Le conducteur se propose de nous emmener avec notre matériel jusqu’à la lagune « los horcones ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous embarquons tout notre bardas dans la voiture avant qu’il ne se repente ! Un service comme celui-là ne se refuse pas à 3000m d’altitude !

    Aconcagua 1983

    Laguna de los Horcones

    A la lagune, nous continuons ce que nous avions commencé un peu plus bas ! Puis nous descendons à Puente del Inca acheter du pain. Nous en profitons pour nous baigner dans les eaux thermales sulfureuses. C’est notre dernier bain avant longtemps. Alors on en profite…

      

    Aconcagua 1983

      

    C’est incroyable ce que l’on se sent bien lorsqu’on ressort d’un bain comme celui-là. L’eau est jaune ocre, trouble comme du thé au lait. Les baignoires sont immaculées de croûtes et de concrétions de toutes les couleurs, du brun au jaune en passant par les rouges. Nous passons la soirée avec trois autres compagnons de voyage rencontrés dans le bus, un japonais, un argentin de Cordoba et un Basque. Au cours de la nuit, nous sommes réveillés par une petite troupe de mules qui descend à Puente del Inca. Sur l’une d’elle, un brésilien bien mal en point qui a fait un œdème pulmonaire en altitude et qui redescend en catastrophe.

    Nous n’avons pas commencé le vif du sujet que déjà les images négatives s’accumulent. La mort d’Alejandro, le brésilien mal en point…Moments de doutes…

     

    Samedi 15

     Aujourd’hui est un grand jour, il fait grand beau. Notre mission de la journée est simple : acheminer tout le matériel à « Confluencia », la confluence des rivières, passage obligé dans la vallée et y passer la nuit. Pour cela nous devons effectuer 2 voyages pour transporter notre matériel. L’ami japonais part de bonne heure, bien chargé. Nous partons vers 10h00 du matin après un bon petit déjeuné. Nos sacs sont lourds, ils doivent peser 30 à 35 kg chacun. Nous voilà au cœur de l’action, le transport et l’acclimatation. La journée sera longue, aussi nous commençons doucement. Je pense sans arrêt au deuxième voyage qui se profile déjà à l’horizon. Le cauchemar ne fait que commencer. Mais qu’est-ce qu’on est bien venu faire ici dans ce désert de caillasse ? Nous arrivons à « Confluencia » à 13h30. Nous déchargeons le matériel, nous nous ravitaillons en vitesse et descendons pour le deuxième voyage. L’enfer !

    Moins de 2h après, nous sommes de retour à la lagune, fourbus. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines car quelque chose ne tourne pas rond. Notre matériel a disparu ! Volatilisé, plus rien…A l’endroit même, à la place d’une montagne de sacs, un couple d’argentins prépare un « asado », une grillade. On va se réveiller de ce mauvais rêve !

    Après discussion avec les pique-niqueurs, il s’avère que la police de Puente del Inca est monté à la lagune et a tout emporté. C’est ça aussi l’Argentine ! La surprise passée, nous descendons au pas de course en direction de Puente del Inca. Nous nous rendons à la garnison militaire afin de déposer une plainte auprès du gradé de service. Ce dernier étant absent, nous avons à faire à un subalterne qui tant bien que mal prend notre déposition. Il nous rassure et nous promet d’avertir le détachement militaire de Mendoza. Après cela mon père se rend à « las Cuevas » plus bas dans la vallée, au poste de police, disposé à tout ! Pendant ce temps, Aret et moi nous rendons au bistro du coin « le Cruzatti » pour manger un morceau. On nous sert du lait, du pain et du chocolat. Un repas de sportif ! Nous profitons de cette halte forcée à Puente del Inca pour nous replonger dans les eaux thermales. Rien de tel qu’un autre bain pour se refaire une santé. Mon père arrive enfin avec le matériel, plonge dans une piscine et nous repartons. Une voiture du Club Automobile  Argentin (ACA) nous emmène à la lagune avec les sacs retrouvés. Nous nous apprêtons à repartir avec notre chargement lorsqu’un muletier passe avec 2 mules. L’une d’elle est vide. Un miracle ! Nous négocions un prix raisonnable (400 000 pesos) pour un transport jusqu’à « Confluencia ». Nous chargeons sur cette pauvre mule nos 2 sacs les plus lourds. Et la montée peut enfin commencer. Nous arrivons à 22h30 à « Confluencia » . Nous mangeons et nous nous couchons, exténués.

     

    Dimanche 16

    Journée splendide, soleil radieux.

    Aconcagua 1983

    Valle de la Luna (la vallée de la lune) vers Plaza francia.

    Le japonais part le premier pour « Plaza de mulas ». A 10h le basque et l’argentin se mettent en route pour « Plaza Francia », au pied de la paroi Sud. Quant à nous, les émotions de la veille étant digérées, nous sommes prêts à 11h et quittons notre camps. Après 10 minutes de marche, mon père se rend compte qu’il a oublié la moitié du matériel photo au camp de « Confluencia ». Nous continuons jusqu’au gué de la rivière où nous l’attendons. Après 3 heures de marche, nous faisons une pose. C’est alors que nous apercevons le basque et l’argentin. Ils rebroussent chemin. Une coulée de boue barre le passage dans la vallée et le temps se détériore, la neige est proche. En effet, il tombe quelques flocons. Nous décidons de traverser la coulée de boue et finissons par arriver à « Piedra Grande » pour une pose bien méritée. Après un bon repas, une sieste d’1h30, nous repartons vers 17h. Deux heures plus tard, nous apercevons les tentes du camps de base de la paroi Sud de l’Aconcagua : « Plaza Francia ».

    Plaza FranciaNous y retrouvons une expédition d’argentins (de Mendoza et de Cordoba). Ils nous accueillent bien gentiment et nous proposent même une tente vide pour passer la nuit. Le froid se fait vite sentir et nous nous réfugions dans les tentes pour cuisiner et manger. On apprend à jouer au « patito » , un jeu brésilien. A 22h00, nous guettons puis apercevons les signaux lumineux des andinistes engagés dans la paroi Sud au niveau du camps 1. C’est le signal du couché ! Tout le monde au lit. La nuit est tranquille. Seul le bruit des avalanches de séracs et de rochers perturbe notre sommeil. Mais on dort mal. L’altitude se fait sentir. J’ai mal à la tête et les tempes tapent. La respiration est haletante. Difficile de trouver le sommeil.

     Aconcagua 1983

      

    Lundi 17 janvier

    Paroi sud Aconcagua février 1983

    Paroi sud del'Aconcagua depuis Plaza Francia.

    La journée s’annonce magnifique. Nous photographions la paroi Sud au lever du soleil. Après le traditionnel bol d’avoine et le thé au lait, nous nous promenons dans les environs du camps de base. Notre acclimatation est maintenant bien entamée. Nous sommes à plus de 4200 m d’altitude et le mal de tête se fait sentir. Mais qu’importe, on se sent bien d’être ici. Le spectacle de la paroi Sud est fantastique, majestueux. Nous passons le temps à observer aux jumelles les trois andinistes progresser dans la paroi au niveau du « filo negro », l’arête noire dans la voie des français. Nous les voyons parfaitement avancer. Le spectacle est passionnant.

    On discerne également le camps I et la petite tente bleue qu’ils ont installé.

    Le temps semble s’être arrêté. Le soleil tape sur la roche et réchauffe le sol. Aret dort comme un bienheureux sur son sac de couchage, mon père discute montagne avec Mingus, et moi j’écris mon journal et surveille la progression des 3 andinistes. Vers midi, la brise se lève, fraîche. Nous mangeons une platée de spaghettis au pâté et au lard. Tout un programme. A cette altitude, on ne peut plus faire la fine bouche, et tout ce qui rentre fait ventre ! Et après le repas, rebelotte pour la sieste tout l’après-midi. J’adore le « fare niente » de l’acclimatation. Au programme : vaisselle, bain de pieds dans le torrent glacé, sieste, suivi de la cordée, re sieste…re vaisselle…

    Aconcagua 1983A 17h00, nous quittons « Plaza Francia » pour 3 heures de descente vers « Confluencia ». Nous arrivons à 20h00, préparons le matériel pour la traversée de la rivière, cuisinons et dévorons un riz au fromage, puis nous nous évanouissons dans nos sacs de couchages respectifs.

      

     

     

    Mardi 18

     Nous sommes réveillés comme d’habitude par Radio Istanbul, notre ami Aret. Au menu du petit déjeuné, tartines de « dulce de leche », la confiture de lait argentine. Nous chargeons la moitié de notre équipement et nous apprêtons à partir pour « Plaza de mulas ». La perspective de traverser la rivière ne nous enchante pas, mais c’est le seul chemin ! Nous chaussons nos bottines de néoprène, qui se révèlent fort agréables. Il faut dire que l’eau est plutôt glacée. De plus le courant est assez fort, ce qui nous oblige à progresser lentement en nous aidant des bâtons de ski pour nous stabiliser dans les flots tumultueux. La traversée est plutôt délicate, les cailloux bougent sous nos pieds. Ce n’est pas une partie de plaisir, d’autant plus que nous sommes chargés comme des mulets.

      

    Aconcagua 1983

      

    Aconcagua 1983

      

    Nous transportons notre premier chargement jusqu’au marécage situé au début de « Playa Ancha ». Puis nous retournons aussitôt chercher la suite, sans oublier de traverser à nouveau, à vide il est vrai, la rivière qui entre temps à déjà grossi. On se dépêche. Le deuxième chargement sur le dos, nous reprenons la montée. Entre photos, rires, cris stridents, le ballet de la traversée reprend sans trop de soucis. Jusqu’au moment ou mon père, dans un moment d’égarement, tente de lancer ses baskets par dessus la rivière pour ne pas devoir les porter pendant la traversée. Le premier lancer de chaussure passe haut la main le fleuve. Pour la deuxième basket, c’est plus drôle. Celle-ci arrive juste sur le bord de la rive opposée, juste sous nos yeux, percute un gros rocher et replonge dans l’eau. Elle est aussitôt emportée par le fort courant et dévale en aval, suivie désespérément par mon père qui, à grand renforts de cris et d’injures, saute dans l’eau et lui file le train. N’ayant pas encore chaussé ses bottines, il coupe son effort au bout de 5 secondes, hurlant de douleur et de froid. Il est vrai qu’à pieds nus c’est moins drôle. Nous sommes mort de rires sur l’autre berge. Mais en voyant la colère de mon père monter encore d’un cran nous préférons ne pas en rajouter.

    Nous poursuivons notre « ballade  de santé » sans trop le chambrer (juste un peu quand même) jusqu’au marécage. C’est alors que nous entendons deux hélicoptères des forces aériennes argentines qui arrivent en contrebas dans la vallée. Dans ces régions reculées, ce n’est pas toujours bon signe. Ils nous survolent à plusieurs reprises, se rapprochant sensiblement à chaque passage. Nous pouvons aisément observer les pilotes qui nous font des signes de la main. Mon père remarque que des civils filment depuis les portes latérales. Il doit s’agir certainement de l’équipe Chouinard qui prend des prises de vue pour le film « Seven summits ». Après un quatrième passage en rase motte, les deux engins s’éloignent vers « Playa Ancha ».

    Arrivés au marécage, nous nous ravitaillons et nous reposons quelques instants. Cette tranquillité n’est que de courte durée. Nous apercevons en effet deux bipèdes drôlement habillés qui descendent la vallée. Nous ne pouvons éviter les moqueries enfantines. Ils faut dire qu’ils sont emmitouflés dans d’énormes vestes en duvet, passe montagne sur la tête et gants de ski aux mains. Ce sont deux brésiliens qui, fatigués et assez mal en points, abandonnent leur tentative et rentrent au pays. Nous sourions en les voyant vêtus comme pour donner l’assaut final à 6900m., alors que nous nous trouvons en T-shirts. Après une petite halte de courtoisie, au cours de laquelle nous échangeons quelques mots, ils nous laissent quelques victuailles ainsi que de la crème solaire. Ils n’en ont pas besoin habillés de la sorte.

    Et la valse des rencontres continue. C’est ça aussi l’Aconcagua. Arrive ainsi un Yankee made in USA pure souche. Pour lui aussi c’est terminé. Il est couvert de boue de la tête au pied, tout droit sorti d’un massage d’argile. Il nous raconte qu’il est tombé en traversant une rivière. Hilarant. De plus son visage est cramoisi. Il ressemble à un poulet grillé, bien cuit. Il nous avoue à demi mots ne jamais avoir utilisé de crème solaire en 15 jours. L’animal est fou à lier !

      

    Aconcagua 1983

      

    Ces trois énergumènes nous quittent et reprennent leur descente vers « Puente del Inca ». Nous retrouvons un peu de calme. Mais pour combien de temps ?

      

    Playa Ancha

      

    Nous repartons pour un nouveau transport de matériel. Cette fois, c’est Playa Ancha qui nous attend. La vallée s’élargit et fait place à une petite plaine horizontale, un désert de sable et de rocaille à perte de vue. La pureté de l’air nous permet de distinguer l’autre l’extrémité de la plaine, à plus de 15 km.

    Playa ancha

    Playa ancha, la vallée interminable, même à dos de mules...

      

    Aconcagua 1983

    A pieds et lourdements chargés, c'est un enfer...

      

    Playa anchaUn paysage lunaire, qu’il va falloir traverser dans toute sa longueur, chargés comme des ânes. Un véritable chemin de croix. Il est difficile de transcrire la souffrance et la monotonie d’une telle ballade. Le sentier est rectiligne au milieu de la vallée. Nous marchons sur du sable, mais devons éviter les myriades de cailloux qui jonchent le sol. Nous devons également franchir d’innombrables petits bras de la rivière Horcones qui serpentent sur toute la largeur de la plaine. A chaque fois, il faut choisir le passage, sauter un mètre, éviter de se mouiller les pieds, éviter de tomber, et cela avec 30 kilos sur le dos.

      

    Aconcagua 1983

    Nous nous arrêtons toutes les demi-heures afin de soulager les épaules et souffler un peu. Pour arranger le tout le soleil cogne et la chaleur est étouffante, même à cette altitude. Aret et moi nous couvrons la tête dans des foulards « à la turque ».

      

    Aconcagua 1983

      

    Aconcagua 1983Trois heures plus tard, le bout de la plaine est en vue. Courage. Il ne reste qu’à monter maintenant en direction de Plaza de mulas. Nous sommes si fatigués que nous profitons du coucher de soleil pour décréter la fin du calvaire…de la journée. On cherche un coin abrité, pas trop en pente pour installer le bivouac. Nous sommes si fatigués que nous n’avons même pas faim. Nous mangeons un bout de pain, une barre de chocolat, 3 figues séchées, un verre de lait en poudre sucré. Et puis, plus rien, le néant sous les étoiles…

     

    Le Bonete

    Le Bonete, juste avant Plaza de Mulas.

      

    Mercredi 19

     Réveil matinal aujourd’hui. La journée d’hier ne semble pas avoir laissé trop de traces. Le moral de l’équipe est bon. Les blagues fuses comme à l’accoutumée. C’est bon signe.

    Plaza de mulas inférieurIl ne nous manquait pas beaucoup pour arriver à Plaza de mulas, car 40 minutes après le départ, nous arrivons au camps de base des français. Ils nous reçoivent avec du café, du thé et des biscuits. C’est toujours agréable d’être accueillis en amis sans même se connaître. Je crois que la montagne est un monde particulier ou cet état d’esprit est particulièrement bien répandu, et c’est tant mieux.

      

    Aconcagua 1983

      

    Ils nous racontent leur progression. Ils sont montés la veille à 4800 m. Mais Jean-Paul, le corse, a eu un début d’œdème pulmonaire et a préféré descendre avant d’aggraver son état. Aujourd’hui il se prépare à descendre à Confluencia avec deux de ses camarades. Nous lui laissons une demi heure d’avance, au cours de laquelle nous bavardons avec Bernard Muller. Nous laissons Caroll au camps avec tout notre matériel et partons chercher le reste sur les pas du corse. La descente est rapide, mais très interrompue. Nous croisons beaucoup de monde qui monte à Plaza de mulas. On se croirait en ville…

    D’abord c’est un sud-africain, un ours de 1,98 cm., qui monte en solitaire. Puis nous croisons le guide d’une expédition autrichienne, ainsi que ses 15 compères. Nous échangeons les salutations d’usage, quelques mots ou impressions sur ce qu’ils leur reste à gravir, puis nous continuons notre descente. En quelques minutes nous rattrapons Jean-Paul et ses deux amis qui s’étaient arrêtés au refuge Ibanez, à l’extrémité amont de Playa Ancha. Nous saluons les deux français qui remontent au camps de base et poursuivons notre descente avec Jean-Paul. Il marche lentement, fatigué par son œdème qui le fait beaucoup tousser. Au bout d’un moment, nous lui enlevons son sac, nous répartissons ses affaires afin de le soulager un peu. Mais rien n’y fait. Alors nous nous arrêtons pour le laisser reprendre des forces. Cela nous retarde considérablement, mais c’est cela aussi la montagne, un école de la solidarité et d’altruisme. Peu de gens comprennent le sens véritable de ces mots.

    Une demi heure plus tard, il se sent un peu mieux et nous reprenons la descente. Mais cela n’a pas duré. Et Jean-Paul de continuer à tousser et à gémir. C’est alors qu’une caravane de mules qui était monté ravitailler les français nous rattrape. Une aubaine. Nous négocions la prise en charge de Jean-Paul avec l’arriero, qui après longue réflexion, accepte les 7 $ US que nous lui offrons. Nous installons Jean-Paul sur une des mules, et le regardons partir titubant de gauche et de droite sur sa monture. Pourvu qu’il arrive en bas dessus !

    Nous leur emboîtons le pas jusqu’au marécage, où nous retrouvons notre dépôt de matériel.

    Avant de repartir, nous nous ruons sur un repas bien mérité. Nous descendons un litre de lait chacun, un kilo de pain, du fromage et du salami. Repus, nous nous préparons à remonter lorsque un troupeau de chevaux sortis d’on ne sait où nous arrive droit dessus. Ils filent droit sur la tente, restée 30 mètres en contrebas. Sans perdre un instant je me précipite en courant pour les empêcher de piétiner le matériel dispersé tout autour. Arrivés à la tente, les chevaux réagissent à un sifflet du gaucho et dévalent la prairie en contrebas. Je tombe à genoux, exténué par ce sprint soudain, essayant tant bien que mal de reprendre mon souffle. D’ordinaire la course à pied ne me fait pas cet effet, mais à cette altitude (3400 m), et la panse pleine, c’est une autre histoire. Il me faut un bon moment pour reprendre mon souffle et mes esprits. Dure journée.

    Nous plions bagages, démontons la tente et nous préparons à bivouaquer à même le sol. Il est trop tard pour remonter retrouver Caroll au camps de base des français avant la nuit. Nous nous installons confortablement dans les sacs de couchages, à la belle étoile. Comme il est encore tôt, nous discutons et plaisantons sur les évènements de la journée. C’est à ce moment que mon père, las d’écouter les flots de sottises d’Aret, lui a trouvé un sobriquet et l’a officiellement baptisé « Radio Istanbul », la radio privée de notre expédition.

    Avec la tombée de la nuit, c’est une constellation d’étoiles qui s’est offerte à nous. Nous scrutons cette immensité lorsque j’ en aperçois une qui se déplace. Un satellite ! Alors nous inventons le « satellite soccer ». Un satellite observé vaut un point, un goal !A ce petit jeu je me révèle être le meilleur. La partie s’achève sur un score sans appel : Moi 15, mon père 3, Aret 0 ! On éteint les lumières ( !) et on s’endort. Au loin résonne maintenant le torrent qui dévale la vallée. Puis plus rien…

      

     Jeudi 20

    Radio Istanbul nous réveille à 06h00. Il est mort de froid et grogne dans son sac. Nous avalons rapidement un petit déjeuné, plions bagages et à 06h30 partons pour Plaza de mulas. Efficace le réveil aujourd’hui, mais nécessaire. La veille, entre le match de satellite soccer et le marchand de sable, nous avions effectivement décidé de partir de bonne heure afin de traverser Playa Ancha dans l’ombre et nous éviter le soleil de plomb de ce désert infernal. Bien nous a pris, car même à l’ombre c’est un calvaire. Nous portons des sacs de 20 kg chacun, et la progression est lente. Ce n’est que de la marche. Nous n’avons qu’à placer un pied devant l’autre. Mais les épaules sont meurtries, le souffle est court, et le chemin est monotone. Le moral en prend un sacré coup dans cette galère.

    Nous arrivons enfin au refuge Ibanez, exténués, le dos en marmelade. Le désert est derrière nous et c’est tant mieux. Pourvu que se soit la dernière fois qu’on le traverse dans ce sens !

    Mais il nous manque encore deux heures et demi de montée jusqu’au camps de base où Caroll doit commencer à se faire du soucis.

    Dans un sursaut d’énergie, nous reprenons la route.

    Moments de désespoir difficiles à vivre. Le sac pèse une tonne, au moins ! Aucune position ne convient pour le dos. Il me fait horriblement mal. Les épaules sont douloureuses, et j’alterne la pression des sangles sur chacune d’elles alternativement pour reposer l’autre, qui ne veut pas reprendre la charge sans résister. Les larmes ne sont pas loin. J’appuie délicatement la sangle, augmentant la pression en ne pensant qu’au soulagement de l’autre qui se déleste petit à petit. Et la montée continue, raide et pénible. Mais pourquoi donc se faire autant souffrir ? L’expression « les conquérants de l’inutile » prend ici une partie de son sens. Tout monter, gravir à se faire mal, pour en fin de compte redescendre un peu plus tard…

    Nous arrivons finalement à Plaza de mulas inférieur, le camps de base des français après 06h30 de marche, exténués d’avoir porté nos charges. Je ne pouvais même plus parler. Nous rencontrons le sud-africain qui nous explique que Caroll est partie avec les français pour acheminer de la nourriture à 4800 m. Le médecin redescendait avec Caroll, tandis que les cinq autres partaient à l’assaut du sommet.

    Aconcagua 1983

    Nous montons les tentes et nous reposons. La sieste est bien méritée en cette fin de journée. Arrivent ensuite deux yankees qui descendent de 4800 m.

     

    Vendredi 21

    Jour de repos, le rêve. Le temps est clair, avec un vent léger. Histoire de nous dégourdir les jambes, nous décidons de faire une ballade à Plaza de mulas supérieur avec John, le sud-africain.

      

    Aconcagua 1983

    Plaza de mulas, le camp de base de la voie nord.

    Nous profitons de cette journée de calme pour faire des photos, marcher sans chargement sur le dos. Nous retrouvons le japonais que nous avions perdu de vue depuis quelques jours déjà. Il est arrivé à 6400 m mais a dû redescendre car le mal de tête lui était insupportable. Il envisage maintenant d’abandonner car il se trouve à court de vivres. Nous discutons dans le camps de base avec les différentes équipes afin de lui trouver de quoi tenir encore quelques jours. Les basques lui donnent un sac plein d’aliments, de quoi tenir encore une semaine. Son sourire est radieux et il n’arrête pas de nous remercier. Le pauvre gars est en rationnement depuis deux jours et crève de faim. Cela ne doit pas aider à faire passer le mal de tête…

    Nous discutons également avec les autrichiens et les basques. Nous les remercions encore pour leur geste envers le malheureux japonais. Il faut dire que c’est un peu la coutume ici, de s’entraider. Chaque expédition abandonne en effet volontiers tout surplus de nourriture dans les refuges plutôt que de le redescendre. Cela peut peut-être sauver des vies.

      

    Aconcagua 1983

      

    C’est à contre cœur que nous redescendons à notre campement car l’ambiance et l’activité qui règne ici est plutôt sympathique.

    En pleine nuit, alors que nous dormons déjà, nous entendons quelqu’un arriver à notre campement. Intrigués, nous sortons. C’est le japonais. Il nous raconte qu’il avait tellement faim qu’il a ingurgité tout ce que les basques lui avaient donné. Pauvre bougre. Il en est tombé malade et a décidé de descendre dans la vallée. Nous essayons de le convaincre de rester, que cette indigestion va passer et qu’il se sentira mieux demain. Il se rassure et reste avec nous pour la nuit.

     

    Samedi 22

    Les choses sérieuses commencent. Nous allons enfin tutoyer l’altitude. Le but du jour est d’aller déposer de la nourriture à 4800 m.

    Le réveil est matinal, radio Istanbul sonne à 06h30. Mais le temps n’est pas bon. Le ciel est couvert et le vent souffle en bourrasques. Nous décidons d’attendre un peu que cela se calme et retardons le départ. L’accalmie arrive effectivement en fin de matinée et nous partons à 13h00. A mi-chemin, nous croisons les américains Chouinard et Ridgway. Je reconnais ce dernier car je l’ai déjà vu dans un livre sur le K2. C’est un peu comme se promener dans Buenos Aires et croiser Diego Maradona ! Nous discutons quelques instants. Ils nous expliquent qu’ils sont en tournage pour le film « 7 sommets pour 7 continents » de la Warner Bros. C’est du sérieux ! Impressionnés, je leurs serre la main en partant.

    Et la montée continue. Nous progressons dans les rochers, parfois sur des névés. La pente est raide et nous soufflons comme des bœufs. L’altitude se fait sentir et ce n’est pas une partie de rigolade. A chaque pas correspond une inspiration et une expiration. La cadence est lente mais régulière. L’oxygène manque déjà sensiblement et le mal de tête s’insinue sournoisement. Il faut respirer profondément et consciencieusement pour ne pas s’asphyxier. Nous arrivons enfin à 4800 m. Nous cachons notre sac de nourriture sous un cairn, nous nous reposons quelques instants et redescendons à grandes enjambées. Ce n’est pas la peine de s’éterniser ici. Sur le chemin, nous croisons Dick Bass, le directeur de la station de ski américaine Snowbird. C’est également le producteur du film qui se tourne ici.

    Arrivés à Plaza de Mulas, nous discutons un moment avec les yankees lorsque arrive le personnage le plus farfelu qu’il m’a jamais été donné de rencontrer. Nous n’en croyons ni nos yeux ni nos oreilles. Il s’agit d’un suisse de Lausanne. C’est un homme d’une cinquantaine d’années environ, portant un petit sac à dos carré en cuir de vachette. Il a l’air plutôt sympathique et nous entamons la discussion. Il est pourtant habillé bien curieusement et cela nous intrigue. On dirait un paysan du gros de Vaud sortant de l’étable. Il porte deux chemises blanches en nylon l’une sur l’autre, deux pantalons de flanelle gris, des mocassins en cuir. Dans son sac il nous dit disposer encore, au cas où il ferait froid, d’une couverture, d’un pull en nylon et de deux paires de chaussettes. Nous découvrons avec stupeur qu’il a pour ces prochains jours 5 boites de thon et 3 kg de pain, mais pas de gants, pas de tente, pas de sac de couchage, pas de réchaud, aucun équipement de montagne (ni crampons, ni corde ni piolet). Il nous fait penser à un promeneur du dimanche dans les Bois de Sauvablin ou un cueilleur de champignons au Chalet à Gobet. C’est un peu comme si un marin essayait de faire le tour du monde à la voile avec un Optimist. Mon père le sermonne quelque peu, essayant de lui faire comprendre qu’il ne passera pas la nuit. Nous l’obligeons à se mettre à l’abris dans le refuge, et de redescendre au plus tard le lendemain matin à Puente del Inca avant qu’il n’y laisse des orteils. Ayant lu quelque part que l’Aconcagua était une montagne facile à gravir par la voie nord, ce brave homme a profité de ses dernières économies pour se payer un petit voyage « en enfer » !  Le pauvre bougre...

    Nous descendons au campement et préparons le soupé. Le vent se lève dans la soirée. Il forcit encore et devons reprendre les attaches de la tente cuisine des français qui menace sérieusement de s’envoler. Nous nous réfugions dans nos tentes et essayons de dormir. Mais le vent secoue furieusement les toiles, et le vacarme est assourdissant. Durant a nuit, le vent a tout couché, cassant des piquets. Cette nuit là il fait moins treize degrés. Pourvu que le touriste suisse passe la nuit à l’abris.

     

    Dimanche 23

    Réveil à 08h30 ce matin. Première corvée, remonter la tente quelque peu secouée par les bourrasques de la nuit. Mon père monte à Plaza de Mulas pendant qu’Aret et moi nettoyons une pièce du refuge en vue de la tempête qui s’annonce. La tente cuisine des français ne résistera peut-être pas et nous seront contents de pouvoir nous abriter dans une pièce à l’abris du vent et de la neige. Le sol de cette pièce est recouvert de 20 cm de glace sur toute la surface et il nous faut 4 heures pour la dégager à coups de piolets. Nous retapons le plafond, les fenêtres et transformons cette pièce en cuisine pour notre camps de base. Un vrai petit palace de luxe à cette altitude.

    Mon père redescend de Plaza de mulas avec aux pieds une nouvelle paire de chaussures qu’il vient d’acheter aux américains. C’est aussi ça les camps de bases !

    D’après les nouvelles, il semblerait que la montagne commence à se fâcher sérieusement. Le vent souffle de plus en plus fort, le froid devient de plus en plus vif. Dans ces conditions, l’accès au sommet est fermé par le bon sens jusqu’à nouvel avis et plus personne ne monte en altitude. Seuls quelques malheureux se sont réfugiés au refuge Berlin (6000 m), Tous les autres sont redescendus. Nous apprenons que les autrichiens ont perdu 2 tentes totalement éventrées par le vent. Ils doivent passer de mauvais moments là-haut…

    Nous prenons un thé bien mérité, confortablement installés dans notre petit refuge. Après la sieste, nous soupons et retrouvons nos tentes respectives.

      

    Lundi 24

    Durant toute la nuit, le souffle avec force c’est très impressionnant. Chaque rafale menace de déchirer la tente. Parfois la force du vent est si violente que nous devons user de tout notre poids pour maintenir la tente en place. Dans ces conditions, inutile de penser à fermer l’œil. Par deux fois, je suis sorti pour retendre les fixations de la tente ou pour rajouter des cailloux tout autour pour casser les prises au vent. Quelle nuit !

    Au petit matin, après cette nuit blanche, nous émergeons péniblement à l’extérieur. Après le petit déjeuné, les Yankees Chouinard et Ridjway arrivent de Plaza de Mulas. Nous les invitons à boire un thé. Puis c’est au tour des français de redescendre. Ils ont l’air bien fatigués. Ils ont dû en baver là haut cette nuit. Ils nous racontent comment le vent de ces derniers jours à eu raison de leurs tentes. Après deux jours sans dormir, ils ont finalement décidé de descendre pour se reposer et attendre une amélioration du temps.

    Avec eux sont redescendus également tous les occupants de la montagne, les autrichiens, les argentins, les basques à l’exception de deux d’entre eux restés à Berlin !

    Après une matinée à recueillir les récits de chacun lors de discussions très sympathiques autour de tasses de thé, je m’attèle à la réparation de notre tente. La fermeture éclair de la porte à explosé et il faut la recoudre à la main. Avec le froid ce n’est pas une mince affaire car le travail se fait à l’extérieur et sans gants. Mais j’ai tout mon temps. Je cous la porte sur la moustiquaire afin d’utiliser la fermeture de celle-ci pour fermer la tente. Ingénieux et pratique. La porte est comme neuve.

     

    Mardi 25

    Cette nuit, le vent est encore plus violent. Les tentes sont secouées, couchées à chaque rafale. Une nouvelle nuit blanche au programme. Sympa ! D’autant plus que j’attrape une « gastro » qui m’oblige à sortir en courant toute les demi heures. Un enfer. Et à 4 heures du matin, pour couronner le tout, le curseur de la fermeture éclair se bloque et me retiens prisonnier à l’intérieur pendant 20 bonnes et très longues minutes…

    Je me réveille à 12h30, content d’avoir survécu à cette nuit et d’avoir finalement pu m’assoupir un peu, histoire de reprendre quelques forces.

    Dans l’après midi Aret et mon père partent au pied du Cathédral, pour une petite séance d’initiation aux crampons. Il faut dire qu’Aret est novice en la matière, et avec le temps qui s’annonce, nous allons peut-être avoir bien de la neige en altitude.

    Pendant ce temps, je me repose et commence la lecture de « Everest, south west face » de Chris Bonnington.

    Dans l’après midi arrive un argentin de Mendoza. Il veut faire le sommet en solitaire. Il apporte des nouvelles du coréen disparu depuis 10 jours. L’histoire de cet asiatique est une odyssée. Il descendait du sommet avec des basques, mais il s’est fait distancer. Il a raté une bifurcation et est descendu dans une vallée déserte, la vallée de los patos (la vallée des canards). Après une semaine de marche, il a trouvé un passage et à rencontré un petit village perdu. Il a eu beaucoup de chance de s’en sortir à si bon compte. Bien d’autres ne sont pas rentrés indemnes d’un si long périple.

    Le soir, Bernard Muller, le guide français nous gratifie de ses récits en Himalaya. Soirée très intéressante et instructive. Dehors, le vent diminue quelque peu, mais les rafales sont encore bien vigoureuses et la nuit ne sera pas bien calme. Soupirs.

     

    Mercredi 26

    Ce matin, le vent est tombé. C’est une belle journée qui s’annonce, ensoleillée et sans un nuage. Nous décidons de tenter une montée au alentours de 5000 m pour déposer des vivres et nous acclimater un peu plus à l’altitude. A 13h00 nous partons du camps de base. Nous croisons un américain et son guide chilien, puis notre malheureux compatriote suisse. Il est dépité de ne pas avoir pu faire le sommet ces derniers jours à cause du mauvais temps. Sa bonne étoile a eu pitié de lui et nous a envoyé la tempête pour l’empêcher d’y rester. Il y en a qui ont de la veine…Il s’en va triste et désillusionné, voir même quelque peu fâché. Nous lui suggérons de descendre au sud de l’Argentine, du côté de Bariloche, pour retrouver des conditions similaires à celle de nos Préalpes, avec des refuges et des sentiers balisés.

    Nous passons à plaza de mulas ou nous trouvons un italien et 4 chiliens. Sans trop tarder, nous reprenons le chemin de la montée pour 2 heures de montée fatigante. Vers 16h00, nous atteignons « 3 rocas » les trois rochers. Caroll est exténuée. Elle n’arrive plus à avancer. Nous décidons donc de s’arrêter et de passer la nuit.

    Aconcagua 1983Nous montons la tente et préparons le repas. Au menu, bouillon, puis riz au poulet. Cela fait 5 minutes que l’eau chauffe lorsque des flammes anormales s’échappent du réchaud. La bombonne de gaz doit fuir de quelque part. Tout s’enflamme dans une grande boule de feu. Au feu !!! Avec la chaleur, le réchaud fond, les pièces en plastiques sont détruites. Nous prions pour que la bombonne ne nous explose pas à la figure. Après 5 ou 10 minutes, la boule de feu se calme par manque de combustible. Nous récupérons les restes du réchaud calciné, inutilisable. Heureusement que nous cuisinions à l’extérieur de la tente. Une vrai chance. La stupeur fait alors place aux rires. C’est une façon comme une autre d’évacuer le stress perceptible qui nous a envahi. Mais cet événement n’arrange pas nos affaires, car il ne nous reste que deux réchauds, dont un seul avec nous car l’autre est resté au camps de base. C’est pas très malin tout ça, et cela ne va pas nous faciliter la tâche pour faire fondre de la neige. Le temps de préparation est ainsi multiplié par deux et nous devrons en tenir compte pour préparer nos rations d’eau pour les prochaines journées.

    A 20h30, alors qu’il fait encore plein jour, nous nous couchons les quatre dans la petite tente. Il nous faut un bon quart d’heure pour s’installer tête bêche deux par deux comme des anchois dans une boite. Pas la place de se retourner, ou alors tous ensemble. Un deux trois, tous à gauche ! C’est peu confortable, mais assez comique en fin de compte. Malgré la promiscuité, la bonne humeur est de mise et c’est mieux ainsi. Nous essayons tant bien que mal de trouver le sommeil, mais l’illusion est de courte durée. Cela ne va pas être possible. Mon père décide alors d’aller bivouaquer dehors. A trois, c’est déjà beaucoup mieux. Malgré ce nouveau confort, la nuit n’est pas bonne. L’altitude se fait sentir et le mal de tête s’installe insidieusement.

    Dehors le temps est beau et la nuit sera clémente.

     

    Jeudi 27

    Le réveil est pénible, douloureux. J’ai mal au dos, c’est insupportable. Le miracle de l’aspirine ayant eu le temps de se produire, je peux enfin me lever. On déjeune et on lève le camps. Nous avançons doucement sur une crête lorsque la colonne des français nous rattrape à grandes enjambées. Ils ont mis le turbo et nous dépassent comme à l’arrêt. Ayant déjà passé 3 jours à 5400, ils sont bien et montent d’une traite au refuge Berlin (6000m). Pour nous ce rythme est bien trop élevé et ne cherchons pas à accrocher le wagon. Cela serait suicidaire d’essayer de les suivre. Nous arrivons après deux bonnes heures de marche au point de dépôt du matériel. Caroll continue gentiment sans nous tandis que nous nous dévions un peu du sentier pour aller chercher notre matériel. Nous préparons nos sacs et nous apprêtons à repartir. Je tombe alors sur un sac de nourriture isolé. En jetant un coup d’œil à l’intérieur, nous devinons qu’il a dû être abandonné par les autrichiens. Nous prenons quelques unes des rations de nourriture pour varier nos menus, ainsi que 5 bombonnes de gaz. Après avoir charger tout ceci dans nos sacs, nous reprenons le sentier vers « Nido de condores ». Nous avançons très lentement. Nous apercevons Caroll un peu plus haut qui nous attend. Elle a l’aire d’être toute proche, mais il nous faut plus d’une heure pour la rejoindre. Après une petite halte et un ravitaillement frugal, nous repartons. Nous aimerions atteindre le col avant la nuit. Les derniers 100 m de dénivelé sont interminables. Nous arrivons enfin à 5100m. La vue est splendide. Nous apercevons les tentes du sud-africain John et des basques. Nous faisons une halte et décidons de monter à 5300m. John vient avec nous pour déposer également de la nourriture un peu plus haut. Notre progression est très lente. La respiration est difficile, la tête fait mal. Un pas, deux inspirations, un pas, deux inspirations. C’est épuisant. Il faut tenir le rythme sans s’arrêter de respirer. A cette altitude, la marche est vraiment une histoire de respiration. Il faut trouver le bon dosage pour bien « carburer » sans s’asphyxier.

    Nous arrivons enfin à 5300m épuisés mais contents de la journée. Dès que le sac est posé par terre, la sensation est tellement jouissive qu’on en oublie toutes les heures de souffrance que nous venons d’endurer. C’est fini pour aujourd’hui ! Enfin.

      

    Aconcagua 1983

      

    Aret ne se sent pas très bien. Il a très mal à la tête. Il a perdu le sens de l’équilibre. Il ne sais pas s’il avance ou s’il recule. Pour ma part je me sens bien. Je n’ai pas mal à la tête, seulement fourbu de cette longue journée de mule ! Je sens le manque d’oxygène et chaque mouvement me coûte un effort. Après avoir repris nos esprits, nous dégageons les pierres et installons les deux tentes.

      

    Aconcagua 1983 

     Nous préparons également un muret avec des cailloux pour protéger le réchaud des bourrasques de vent. Aret lui, dort déjà. Il semble évanoui et n’a pas eu la force d’attendre le repas. Je cherche aux alentours un coin propre pour creuser et prendre de la neige propre. Non pas qu’ici la neige puisse être souillée, simplement recouverte de sable et de poussière amenée par les vents . Le froid est intense et nous devons rajouter des couches sous les vestes pour rester dehors. Vivement le sac de couchage. Le repas est avalé en hâte tout comme les litres de thé indispensables pour bien se réhydrater après une grosse journée de marche. Le soleil disparaît derrière l’horizon et la nuit tombe rapidement. Il s’installe autour du camps une quiétude particulière et intense. Le calme est revenu sur la montagne. Nous nous installons dans les tentes, bien au chaud et attendons le sommeil. Les yeux fermés, nos muscles se décontractent et tout le corps relaxe. Mais le sommeil ne vient pas. Maintenant que tout est calme, je fais le vide et ne pense à plus rien. C’est le mal de tête qui se réveille et prend le relais. Les tempes et le front cognent fortement. La respiration est difficile. Cet état est particulièrement difficile à supporter. Et de fait c’est une mauvaise nuit qui s’écoule. A mes côtés, Aret dort comme un ours en hibernation mais respire plutôt comme un phoque !

    Aconcagua 1983

      

    A deux heures du matin, mon père m’appelle depuis l’autre tente. Il a faim et toute la nourriture est dans notre tente. Je lui lance du pain et un bout de fromage. Et au lit maintenant les petits. Mais l’aube est déjà là et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Dure journée en perspective…

     

    Aconcagua 1983

    Le gran acareo (le grand pierrier)

    Vendredi 28

     Nous attendons que le soleil se lève et réchauffe l’atmosphère pour sortir des tentes. Dès qu’il apparaît, nous sentons la température prendre l’ascenseur, ce qui nous encourage à mettre le nez dehors. La journée s’annonce splendide. Après un bon petit déjeuné au bircher muesli, nous pouvons songer à attaquer la rude journée qui nous attends. Au programme rien d’autre que d’atteindre le refuge Berlin à 6000 m.

    Nous sommes à peine en marche que John et deux catalans nous rejoignent. Nous faisons alors route ensemble. La marche est lente, très lente. A chaque pas nous sentons l’essoufflement nous gagner. Il faut alors respirer profondément, calmement, profitant de chaque bouffée pour faire le plein d’oxygène. Une fois la machine chaude et bien huilée, elle tourne à plein régime et nous avalons les 700 mètres de dénivelé sans trop de problèmes. Mais sans prendre garde, la fréquence des inspiration est passée de 2 à 4 à chaque pas. Il faut dire que l’on tutoie ici les 6000m. Nous apercevons le refuge, mais il est encore à une bonne demi heure de marche. Je compte les derniers 50 mètres à rebours : 49…..48…..47….On y est enfin. J’ai froid aux pieds, je ne sens plus mes orteils et cela est inquiétant. Il faut que je voie cela de plus près. En arrivant, John s’approche et me tend une barre de chocolat. J’en ai eu la larme à l’œil. Des gestes qui font chaud au cœur et qui valent tous les mots. Merci John. Dieu que c’est bon.

      

    Aconcagua 1983

    Refuge Berlin. Photo: Philippe DE RIVAROLA

      http://rivarola.free.fr/alpinisme/expe/aconcagua/ascension_frame.html

      

    Nous nous installons dans le refuge du milieu . En fait cet abris est composé de trois petites baraques en bois : Berlin, Libertad et Plantamura. On dirait de grosses niches de chien. On peut s’abriter à 4 ou 5 dedans en se serrant un peu. Mais qu’importe, il fait vite plus chaud dedans que dehors. C’est bien là l’essentiel et leur raison d’être. Nous préparons du thé, des litres et des litres de thé. Nous buvons jusqu’à plus soif ! Au menu, pain, fromage et viande séchée. Qu’importe !

    Nous bavardons un peu avec les catalans et John, vidons nos sacs à dos dans un grand sac plastique et l’entreposons avec les affaires des français dans le refuge.

    A 16h30, alors que le temps change et semble vouloir se couvrir, nous entamons la descente au pas de course. Trois quart d’heure plus tard nous arrivons aux tentes.

      

    Aconcagua 1983

      

    Nous chauffons de l’eau, préparons encore des litres de thé, puis une bonne soupe avec du pain. Dehors le temps est à la tempête. Elle approche à grands pas. Le ciel est noir. Le vent s’est mis à souffler du sud en rafales. Nous allons encore nous faire décoiffer ce soir !

    Il est 21h et le thermomètre affiche  –10ºC. Dehors il doit faire - 30ºC. Je passe toute la nuit à prier le ciel pour que la tente ne s’envole pas. A 2h du matin je n’ai toujours pas fermé l’œil, ni Aret d’ailleurs. Il me crie pour m’expliquer qu’il a froid, pourtant nous sommes complètement habillés dans nos sacs de couchages. Il a également mal à la tête et éprouve des difficultés à respirer. Cette sensation l’oppresse et il ne se sent pas bien. Et le vent qui n’arrête pas de hurler dehors, de plus en plus fort, en continu. Vers 4h, mon père crie depuis l’autre tente. Malgré les quelques mètres qui nous séparent, il m’est impossible de comprendre ce qu’il dit tant le vent est violent. Je n’ose pas ouvrir la tente de peur que le vent ne s’y engouffre et nous emporte. Pour une fois nous nous sentons complètement dépassés par les éléments, sans rien pouvoir faire sinon attendre que cela se calme ou qu’il se produise quelque chose…C’est une attente angoissante.

    Dans l’autre tente, mon père essaye encore de me dire quelque chose. Il essaye de parler fort, lentement et très distinctement. Nous nous agrippons à la toile de tente pour qu’elle fasse moins de bruit et je crois comprendre. Il veut que nous prenions toutes nos affaires et que nous les mettions dans nos sacs de couchages, au cas où la tente se déchire et vole en éclats. Il serait très ennuyeux de disséminer aux quatre vents toutes nos affaires, habits, chaussures et nourriture. Nous voilà donc rapidement transformés en grosses larves bien dodues. L’inconfort de cette situation nous fait tout de même bien rire. Cependant je vois qu’Aret rit jaune. Il n’est pas bien, il a très mal à la tête et n’est pas rassuré du tout. C’est sa première tempête de neige en montagne. Je le comprend et j’essaye de le rassurer. Toutefois je ne dois pas très convaincu de ce que j’avance car il n’y crois guère.

    Nous attendons ainsi dans cette position inconfortable que les lueurs du matin nous révèlent ce qu’il adviendra de nous. 5h…5h35  .. 5h45… Le temps est arrêté. Il n’avance plus. La neige balayée par le vent s’insinue par tous les orifices de la tente et finit par mouiller les sacs de couchage. Ce n’est pas bon signe. On va geler sur place ! A chaque hurlement de rafale, nous soutenons la tente en tirant sur la toile pour éviter qu’elle ne claque et se déchire de toutes parts. Nous faisons corps avec elle pour qu’elle résiste. Soudain la fenêtre de la tente se déchire et la neige s’engouffre dans la tente avec violence. Nous prenons une sacrée gifle. Nous nous réfugions dans nos sacs. La neige entre de toutes parts. C’est bientôt la fin. La tente ne résistera pas beaucoup plus longtemps et va exploser d’un instant à l’autre. Puis, elle cède et nous tombe dessus. Je m’enferme dans mon sac de couchage comme je peux et j’attends. J’écoute ce qui se passe dehors. J’essaye d’imaginer ce qui s’est produit, et comment réagir à cela. Pourtant il ne se passe plus rien. Je sors la tête du sac. Je m’attend au pire. Pourtant la tente est toujours sur nos têtes. C’est un tendeur qui a cédé et elle nous est tombé dessus. Cela évite pour le moment à la neige de rentrer par la fenêtre, ce qui n’est pas pour me déplaire. Au moins on ne finira pas gelés sous la neige.

    A 7h30 du matin, alors que le jour s’est levé, mon père me demande ce que nous pensons de la situation ! S’il ne le sais pas, qui peut le savoir. Je suis plutôt partant pour une descente express ! Aret est du même avis. Nous nous organisons donc pour quitter les lieux. Nous nous équipons pour une sortie dans la tempête, faisant bien attention de tout ranger dans nos sacs. Il ne reste qu’à démonter et plier la tente totalement vide à l’instant où nous la quittons. Nous cachons un sac de nourriture qui nous sera bien utile de retrouver à notre prochain passage, puis descendons en catastrophe vers Plaza de mulas.

      

    Samedi 29

    Au début, nous descendons ensemble. Mais j’ai tellement froid aux pieds que je me mets à courir et commence à prendre de l’avance. Nous connaissons bien le sentier et les risques de se perdre, malgré le mauvais temps, sont minimes. Je cherches les névés pour aller plus vite. Chaque pas est une glissage de plusieurs mètres et c’est moins fatiguant. De plus cela va très vite. Dans la descente, je rattrape 4 gars qui descendent gentiment. Je reconnais les suisse allemands rencontrés à Mendoza. Ils sont peu communicatifs et ne cherchent pas le dialogue. Je les dépasse et continue mon chemin en courant.

    Aconcagua 1983J’arrive à Plaza de mulas et suis accueilli par les filles de l’expédition chilienne, puis par le cordobés. Les filles m’invitent avec un petit déjeuné. J’apprend que les trois garçons qui sont dans la paroi sud, ceux que nous observions depuis Plaza Francia n’ont pas pu faire le sommet à cause du mauvais temps. Ils ont du renoncer à 300 m du sommet et sont redescendus par la même voie.

    Une heure plus tard, Caroll, Aret et mon père arrivent tranquillement à Plaza de mulas. Après une courte pause, nous repartons tous les quatre pour notre camps de base, un peu au dessous.

    Dans la soirée, nous voyons arriver les français, chantant et criant de joie. Ils ont réussi le sommet et sont tout contents. Ils nous racontent leurs exploits.

    Puis la neige s’est mise à tomber. D’abord par intermittence, puis de façon plus soutenue. A 21h il neige encore et le sol est tout blanc. Vers 3h du matin, lors d’une petite sortie physiologique, j’ai vu le ciel dégagé.

     

    Dimanche 30

    Réveil à 11h du matin. Nous rattrapons le sommeil en retard de la nuit précédente et cela nous fait beaucoup de bien.

    Deux français et Guillermo, de San Juan, descendent à Puente del Inca prendre des nouvelles de Jean-Paul et préparer l’expédition à la paroi sud.

     

    Lundi 31

    Pas de journal...

     

    Mardi 1 février

    Pas de journal...

     

    Mercredi 2 février

    Pas de journal...

     

    Jeudi 3 février

    Nous nous réveillons à 08h30. C’est presque la grasse matinée. Il faut dire que la nuit à été difficile à cette altitude. Le sommeil devient un bien précieux et rare à 5700 m. Aret pourtant à réussi à ronfler, tandis que mon père a eu lui des difficulté à respirer. L’exiguité de notre petit refuge Plantamura y est certainement aussi pour quelque chose. Nous avons vraiment été entassés les uns sur les autres.

     Vers 03h du matin, j’ai été réveillé par l’équipe des 4 suisses qui partaient pour le sommet. C’était pour eux le jour J.

    C’est une journée magnifique et je me sens bien. Le soleil réchauffe un peu l’atmosphère, malgré un petit vent. J’aimerais pouvoir filer vers le sommet, mais Caroll et papa ne se sentent pas bien et sont fatigués.

    Après un bon déjeuné, nous décidons toutefois d’essayer de monter plus haut voir comment les organismes répondent à l’effort. Si cela ne va pas, nous rebrousserons chemin.

    Il est sage toutefois de tenter quelque chose car nous ne pouvons pas rester éternellement à cette altitude. Il faut agir sans précipitation, mais pensant bien que les jours sont comptés sur les doigts d’une seule main. Le temps presse.

    Vers 10h, nous sommes fins prêts et quittons le camp III de Berlin. Nous avançons doucement, en respirant 2 à 3 fois entre chaque pas. Ici tout est question de dosage. Il faut trouver le bon équilibre oxygénation-effort. Cela prends quelques minutes, parfois beaucoup plus. Mais il arrive un moment ou personnellement je ressens l’organisme qui se met à « carburer » en position d’endurance. Je sens que le moteur est lancé, que la pompe tourne bien rond et que les jambes suivent. C’est très bon signe.

      

    Aconcagua 1983

      

    Après trois heures de montée, nous arrivons au refuge Independencia à 6400m. C’est une petite bicoque triangulaire en bois. Le toit est partiellement arraché et laisse entrer les intempéries par de grands trois béants.

    Nous nous installons à l’intérieur pour préparer un bouillon chaud. Nous mangeons.

    Nous abandonnons aussi ici notre tente et une partie du matériel afin de continuer avec des sacs plus légers.

    A peine repartis nous appercevons les suisses qui redescendent. A voir leurs sourires, ils ont fait le sommet. Quelle belle journée.

    Pour nous les choses sont plus difficiles. Le vent se lève et devient inquiétant. Pourvu que nous puissions passer par le « portezuelo del viento », un passage délicat par vent fort.

      

    Aconcagua 1983

      

    Mais cela se passe bien et nous continuons tranquillement la montée, lorsque soudain une machine humaine nous dépasse d’un pas pressé. Il est sûr qu’il va rater son train de 16h !!! Et il y croit dur comme fer. Il cravache, souffle comme un buffle, avance à grandes enjambées. Pourvu qu’il décélère avant le sommet, sinon il va être projeter dans la face sud !

      

    Aconcagua 1983

    La partie supérieure du gran acareo

    Nous arrivons péniblement au névé situé au pied de la canaleta. La neige est bonne, la trace est sûre, mais Caroll et Aret chaussent leurs crampons. C’est un exercice anodin qui à cette altitude prend facilement 10 à 15 minutes. Je continue sans les chausser. Plus haut, à l’entrée de la canaleta j’ai dû les attendre plus d’une demi heure.

    Au pied de la canaleta

    Le névé au pied de la canaleta

    Maintenant les choses très sérieuses commencent. Nous entrons dans la canaleta. La pente à considérablement augmenté et chaque pas doit être arraché avec précision et lenteur pour ne pas perdre l’équilibre. La respiration passe de 4 à 6 par pas. Une vrai locomotive à vapeur :

    « Humm/hahh – humm/hahh - humm/hahh – humm/hahh - humm/hahh – humm/hahh »

    Ceci me donne droit à un pas! C’est aussi simple que cela. Et cela dure des heures…

      

    La canaleta

    La canaleta qui mène au sommet.

    Aconcagua 1983Papa et Caroll sont visiblement épuisés. Ils se traînent à bout de forces. Pour ma part, je trépigne car les nuages approchent. Je me sens bien et la machine fonctionne à plein régime, j’avance à un rythme soutenu. L’appel du sommet décuple mes forces. Je me sens si bien, très bien. Et si près du but.

    Nous arrivons finalement au col. La paroi sud s’offre à nous comme un immense vide de 3500 m. C’est splendide. Nous reprenons notre souffle. Courage, il ne reste que 50m de dénivellation. Les plus difficile il est vrai. On peut apercevoir le sommet, le toucher. Enfin, presque…

    Je reprend l’ascension le premier. Il me tarde d’y être et je me sens bien, en pleine possession de mon corps. C’est une force irrésistible qui m’anime. Je puise ma force de cet air frais que je respire à pleins poumons.

      

    Aconcagua 1983

    Le sommet de l'Aconcagua.

    Ça y est, j’y suis. Je vois la croix en tubes d’aluminium gris qui penche légèrement sur le côté. J’ai rêvé de cet instant bien des fois, mais ne c’est rien à côté de ce que j’ai ressenti à cet instant. Je tombe à genoux au sommet de l’Aconcagua. Exténué, en larmes. Je reprend mon souffle. Il me faut un bon quart d’heure pour me ressaisir. Les poumons me brûlent la poitrine. Il commence à faire froid. Mais je suis en plein rêve. Je regarde au loin vers le Pacifique. C’est grandiose. La vision du condor…Je vole. Puis je reprends me esprits. Où sont les autres? Il me semble que cela fait un long moment que je suis arrivé. Peut-être une demi-heure. Et les voilà tous les trois. Aret, Caroll, et un peu plus bas mon père. Il a l’aire en difficulté. Il n’en peut plus.

    Nous tombons dans les bras l’un de l’autre, nous nous embrassons, prenons des photos. Nous y sommes arrivés. C’est fabuleux.

    Nous dégageons le petit coffre du sommet afin d’y déposer nos témoins, prenons un petit souvenir d’une autre expédition. Nous mangeons un peu de pain et de chocolat pour reprendre des forces. Le temps se gâte et devient menaçant. Il se fait tard et nous devons vite redescendre. Le temps presse maintenant si nous ne voulons pas nous faire piéger par la nuit. Alors en route. Et vite...

    Aconcagua 1983

    Souvenir du sommet, laissé par une autre expédition.

    Nous descendons lentement, utilisant les névés pour accélérer notre allure. Dans la neige c’est plus facile car les pas glissent et allongent d’autant les foulées. Mais le danger guette. Il ne faut pas glisser. Mon père en a fait la triste expérience ici même lors de sa précédente tentative, en 1976. Il a dévalé la canaleta en glissant, trébuchant, roulant comme un cailloux. Et il s'en est sorti par miracle...

    Arrivés aux sacs à dos, nous chaussons les crampons. C'est plus sûr pour traverser le névé, malgré les traces dans la neige. Avec la fatique et la nuit qui envahit toute la montagne, une glissade serait fatale.

    Au pied du névé, nous déchaussons les crampons et continuons jusqu'au refuge Independencia.

    Aconcagua 1983

    Les derniers rayons de lumière fuient à l'Ouest et nous abandonnent dans l'ombre. Le cône du sommet se dessine dans la vallée jusqu'à l'horizon. Il va faire nuit bientôt et nous allons devoir attendre le jour ici. D'instinct nous montons la tente dans le refuge à moitié éventré afin de nous protéger un maximum du froid. Les heures qui viennent vont être difficiles et cruciales. L'extrème fatigue, le froid et la faim agissent sur nos organismes et nous n'avons qu'une envie: dormir. Mais sans précautions, la mort blanche sera au rendez-vous. Alors on s'organise. Nous nous engouffrons les quatre dans la tente! Pas moyen de bouger un membre sans toucher l'autre. . Le refuge est en légère pente et Arêt et moi avons en plus la tête en bas! C'est le pompon! La pire nuit de toute mon existence commence...

    Nous sommes déshydratés et avons tous très soif. Mais il n'y a plus rien dans les gourdes. Elles sont vides! Nous devrions nous réhydrater avec au moins 2 à 3 litres de thé et de bouillon chacun. Mon père tente pourtant depuis 2h de faire fondre un peu de neige; en vain... Entre minuit et 5h du matin il n'arrivera à faire que l'équivalent d'un demi verre d'eau chacun! Juste de quoi se mouiller les lèvres. Un demi verre d'eau avec une petite goutte de lait condensé pour seul repas du soir, nous attendons le jour. Et il mettra beaucoup de temps à venir nous délivrer...

    j'ai soif. Très soif. La bouche est totalement sèche. Les lèvres brûlent.

    J'ai très mal à la tête. L'air me manque. La respiration est très difficile.

    Je suis transis de froid. J'enlève mes bottines de néoprène pour inspecter mes orteils. Tout va bien. Ils ont juste un peu froid. Mais ils sont tous là, bien sensibles. Je rechausse les bottines et mes souliers. Le coeur tape jusque dans les tempes. C'est douloureux. Et la position accroupie n'arrange rien. Le souffle est court dans cette position. Je suffoque. J'aimerais pouvoir m'étirer, mais c'est impossible.

    Et le temps passe. Lentement.

    Dehors, le vent souffle fort sur la structure du refuge. La nuit est interminable. Mais mon esprit est ailleurs. Je revois les images du sommet. Elles défilent dans ma tête. Nous y étions il y a quelques heures seulement. J'aurais voulu pouvoir y rester longtemps, très longtemps. La sensation de bien être après l'effort y était fantastique, enhivrante...

    Le vent souffle en rafales et me ramène à la réalité. Où suis-je? Quelle heure est-il? 3h et demi. L'attente du jour est interminable. Comment reprendre des forces ainsi...J'ai mal partout. Et je suis exténué.

      

     

    Vendredi 4 février

     4h30. Le vent souffle encore. Il fait très froid.

    7h du matin. Il fait jour, enfin. Il semble que j'aie dormi un peu. Pas assez à mon goût, mais c'est mieux que l'éveil. Finalement à cette altitude on se fait à tout, même à un 3m carré pour 4!

    Le vent souffle toujours et il est grand temps de quitter les lieux. Nous plions bagages et filons vers le refuge Berlin. En arrivant nous croisons les chiliennes qui partent vers le sommet.

    Nous nous installons dans l'un des refuges pour nous reposer. Nous y passerons la journée avec comme seul consigne: boire et dormir, jusqu'au lendemain. Nous faisons fondre de la neige pour le bouillon et le thé. La journée s'écoule calmement au rythme des tasses de boissons. Quel plaisir de boire jusqu'à plus soif sans aucune arrière pensée.

    Je ne ressens pas la faim. trop de fatique.Mon corps est las, cassé par l'effort. J'ai mal partout.

    Dans l'après-midi, 2 chiliennes redescendent au camps. Elles arrivent à Berlin très fatiguées. Elles n'ont pu arriver au sommet et l'une d'elle est mal en point. Elle tousse beaucoup et  doit descendre au plus vite.

    Dans l'après midi, le ciel se voile peu à peu. Il est 16h et la neige se met à tomber. La tempête arrive. Nous devons partir avant de rester bloqués ici. On n'y voit plus rien, les nuages ont tout envahi. La montagne est ainsi. Le matin il fait grand beau, et d'un coup c'est le ciel qui te tombe sur le coin de la figure. Les conditions changent, la température aussi. Et en un instant les cartes sont redistribuées et le danger et à nouveau présent. L'instinct de survie est alors en alerte. Les yeux scrutent le relief à travers la moindre trouée. Les sens sont en alerte et cherchent la moindre information qui permettra de trouver le chemin, de sauver sa peau.

    Les deux chiliennent descendent avec nous. Elles nous retardent, mais qu'importe. Nous restons groupés. Arrivés au portezuelo del manso, nous faisons une courte halte. La neige cesse heureusement de tomber. Cela nous donne un répis dans la fuite jusqu'à Plaza de mulas.

    Nous nous installons dans notre tente, montons la deuxième et passons le reste de la soirée à boire du thé et grignotter. Je suis très fatigué et commence à ressentir un léger mal de gorge. Je suis en train de tomber malade. Puis nous sombrons dans les bras de Morphée comme des bienheureux...

      

     

    Samedi 5 février

     

    La nuit est bien mauvaise et agitée. j'ai très mal à la tête et une soif de fou. Je n'arrête pas de boire. A 04h du matin je prends 2 aspirines. Dehors tout est calme sur le camps de base.

     

    Je me réveille à 11h. Je jette un oeil dehors, reprends 2 aspirines et me recouche. Ma tête va exploser. Elle est prise dans un étau qui ne fait que serrer et serrer de plus en plus. Cela devient inssuportable. Malgré tout j'arrive à dormir jusqu'à 15h30 ! Gros dodo le bébé! Je sors de la tente pour évacuer les 17l de thé ingurgités ces dernières 24h! Que c'est bon...

     

    Cet état de fatigue extrème est la conséquence directe des deux dernières nuits blanches passées en haute altitude. L'organisme est lessivé, KO!

     

    Au camps de base, dans l'après midi c'est l'effervescence. Le deuxième groupe de chiliennes prépare le départ pour le glacier des polonais (glaciar de los polacos).

     

    Aconcagua 1983

     

      

     

    Complètement étranger à tous ces va et viens, à toutes ces discussions et toute cette excitation, je retourne me coucher. Je suis pas bien du tout. Je me sens très très fatigué et n'ai pas la force de rester debout longtemps.

     

      

     

    Dimanche 6 février

     

     J'ai passé une très mauvaise nuit. Le mal de tête est persistant. Je prends des aspirines toutes les 2 à 3 heures, mais rien n'y fait. Je passe la journée dans mon sac de couchage. Dans l'après-midi, le médecin de l'expédition chilienne vient me rendre visite. Elle m'ausculte et diagnostique une amigdalte aigüe, purulente. Elle me donne des antibiotiques. Je m'endors sans manger.

     

      

     

    Lundi 7 février

     

     07h du matin. Aret nous quitte. Il redescend vers puente del Inca. Il rentre à Buenos Aires.

     

    Je me sens un peu mieux après 48h de sommeil quasi ininterrompu ! Les antibiotiques ont déjà fait leur effet. C'est magique. A ne jamais oublier dans la trousse de secours. On en apprend des choses à la montagne.

     

      

     

    Aconcagua 1983

     

    Nos 2 tentes à plaza de mulas.

     

      

     

    A 13h30 j'arrive à manger un peu de pain et boire un thé. La neige recommence à tomber à gros flocons.  Je reste le reste de l'après midi dans la tente allongé bien sagement dans mon sac de couchage, histoire de ne pas trop prendre froid, jusqu'au soir. Nous nous retrouvons ensuite tous dans le refuge pour jouer au cartes. Nous jouons au "truco". Une sorte de poker menteur où le plus menteur est roi! Les éclats de rires résonnent partout à la ronde au dessus du petit lac de plaza de mulas, et cela jusqu'à 03h00 du matin. Normal, plus personne n'a sommeil maintenant!

     

      

     

    Mardi 8 février

     

     La journée est magnifique. Ciel bleu et grand soleil. Il est 10h30 ! Je me sens beaucoup mieux, et peux même jouer au football avec les chiliennes! Et oui, un match de foot à 4300m! Pourquoi pas ?!

     

    Un groupe de militaires arrive au camps, ainsi que Daniel Isemberg. Caroll se sent mal aujourd'hui. Elle est très fatiguée. Nous restons à plaza de mulas toute la journée.

     

     

     

    Mercredi 9 février

     

    Caroll n'est pas au mieux aujourd'hui.

     

     Je me lève vers 11h. Après un petit déjeuné , papa et moi partons pour une virée en crampons. Nous décidons de monter au sommet d'une jolie paroi de neige dans le massif du Cuerno, au fond de la vallée. Une très belle virée de 9h de marche avec une pente sympathique de glace et de neige.

     

     

     

      

     Aconcagua 1983

    Vue sur la face ouest de l'Aconcagua

    Jeudi 10 février

     

     Réveil à 10h00. Aujourd'hui les chiliennes quittent le camps. 8 compatriotes masculins les remplacent dans la matinée! On n'a pas gagné au change Pardi!. Arrivent aussi les françaias Pierre et Jean Paul. Aux dernières nouvelles, les français engagés dans la paroi sud sont en passe de faire le sommet  ou devraient déjà en être sortis.

     

     Les journées passent lentement. J'ai envie de rentrer à Buenos Aires. Je pense déjà à mon prochain voyage:  : le tour de la Patagonie. J'ai hâte de partir et d'y être.

     

      

    Vendredi 11 février

    Réveil à 10h00. Aujourd'hui, je suis décidé à quitter Mendoza. Papa veux encore tourner en rond et faire des excursions dans la région, mais rien n'y fait. C'est décidé. Je rentre. Il n'est pas très convaincu de me laisser partir...

    Je prépare mes affaires et mon sac pour la descente. A 15h arrivent alors les français qui viennent de faire la paroi sud. Bravo! Ils nous racontent leurs aventures  dans ce qui est l'une des plus réputées des faces de l'hémisphère Sud. A 17h30,je suis fin prêt et quitte plaza de mulas.